«Tandis que mon père, avec ce vain instinct de collectionneur qu’il manifestait en toutes choses, accumulait les notes, épinglait les dates, donnait de subtils coups de filet dans le temps et dans l’espace, j’aimais derrière lui m’emparer des registres, choisir un nom (ce nom fourni par le baptême au hasard de la conception), le suivre de page en page.»
— Hervé Bazin, Vipère au poing, Grasset, 1948, p. 146
Conserver, collecter, indexer, sont quelques-uns des marqueurs du commissaire d’exposition, du curateur. La sélection qui sera donnée à la vue, est traditionnellement, ou plutôt normativement, de valoriser les chefs-d’œuvre, leur donner un espace que les sciences de l’exposition ordonnent. Présentés comme des figures, des marqueurs historiques d’une époque, d’une période (faire date), on pourra en addition à la légende, et à l’œuvre même, documenter de manière périphérique en présentant croquis préparatoires, esquisses, photographies permettant d’éclairer quelques facettes de l’auteur. Néanmoins, ces compléments détournent le rapport premier de la rencontre d’une œuvre de l’esprit à son lecteur. Présenter le design graphique, ou bien encore le compiler, l’épingler, la pratique d’un studio a toujours été une gageure car circonstance. Ce déplacement du lieu et du temps de l’apparition initiale pourra être tout à la fois considéré de transgression de par sa nature, mais aussi de trahison. Cependant, cette translation permet de s’attarder hors du lieu d’exposition naturel aux qualités autres et sensibles de l’œuvre libérée de sa valeur d’injonction, de porter connaissances aux publics.
Le projet Stratigraphie de Helmo tient une place toute particulière dans les procédés de monstration du design graphique, de la présentation d’une pratique hors de son champ de diffusion initial. Il s’agit de créer une nouvelle situation, une reconstruction, le réagencement d’un matériau en vue d’une transformation de l’œuvre mais aussi par son espace d’accueil. Par espace d’accueil il faut entendre le lieu de l’exposition différent de l’espace originel de monstration, mais aussi sa temporalité. Que reste-t-il d’une affiche, d’un poster, dès lors que l’événement qu’il supporte est passé ? Destiné à une cible, que reste-t-il de ces débris agglomérés faisant images ?
Stratigraphie est donc une réflexion, une réflexion débutée à l’invitation de My Monkey, en 2012, à Nancy. Cette réflexion porte sur la difficulté de montrer dans le white cube et sa contrainte physique, des objets signifiants, hors de leur contexte initial d’apparition et de fonction. Thomas Couderc et Clément Vauchez aiment parler de ce premier geste nancéen telle la revisite d’une sélection d’affiches de commande grand format. Car Stratigraphie et il faut bien l’entendre n’est qu’un acte d’isolement d’un pan précis de la production du Studio. L’isolement est donc ici double car si la pratique d’Helmo n’est pas circonscrite à la seule création d’affiches, Stratigraphie se dédie tout entier à la réorganisation de leur production au format dit Decaux : 118,5 x 175 cm.
Revisiter c’est revenir pour Helmo sur leurs pas, reprendre, effectuer des repentirs, réorganiser lames d’encres et de motifs, faire entrer en collision des strates de temps. Aux lacérations des Nouveaux Réalistes, aux excavations murales que sont les Time Keepers de Pierre Huygues, répondent les débris satellitaires d’une pratique s’agglomérant pour constituer de nouveaux ensembles.
Cette réorganisation chromatique, formelle et temporelle de «pochoirs» s’effectue durant une forme de ballet chorégraphié dans les ateliers de sérigraphie de l’imprimeur Lézard Graphique avec l’accompagnement précis de Jean-Yves Grandidier. Les lames d’encres s’empilent, s’écrasent, les unes sur les autres. Elles s’entassent donc laissant ou non transparaitre la couche précédente selon leur propriété chimique.
Empiler en vieil argot, c’est tromper, mais c’est aussi accumuler, et donc thésauriser. Au fil de la décennie, les centaines d’images produites constituent une véritable ressource pour qui est attentif aux jeux de recouvrement additif.
Par le programme Stratigraphie, Helmo procède par recouvrement d’un matériau initial, ou plus précisément d’un matériau rendu atone par manque. Ce manque, le lecteur attentif l’aura remarqué, c’est l’injonction, mais aussi la trace de la puissance invitante. L’image nouvelle n’est pas macule, et encore moins aphone sans sa valeur ordonnatrice, communicationnelle. Une nouvelle rythmisation s’opère par anadiplose à mesure que s’enchaînent les images sur un plan, mais aussi dans leur succession.
Écartant la voie naturelle d’une mise en situation contextuelle, Stratigraphie, propose d’intervenir sur le champ de l’indice et de son inscription en son lieu d’exposition. Revisiter, c’est aussi par le verbe la situation dans laquelle est placé le flâneur. Forêts, paysages, portiques permet le déploiement des anadiploses rythmées et expérimentales de Helmo.
Stratigraphie est un feuilleté temporel, passé, présent et futur. En cela Stratigraphie est constitutif d’une collision de débris de temps qui, s’ils ont constitué un temps des trajectoires ordonnées par un ensemble de contraintes, offrent de nouveaux agencements et improvisations, ou comme on l’emploie en musique permet de nouveaux systèmes distributifs harmoniques.
“While my father, with the futile collector’s instinct he revealed in all his activities, accumulated notes, pinned down dates and waved his net gently through time and space, I liked to get hold of the registers behind him, choose a name (the name provided by baptism regardless of conception), and follow it from page to page”.
— Hervé Bazin, Vipère au poing, Grasset, 1948, p. 146
The activities of an exhibition curator include conserving, collecting and indexing. Items chosen for an exhibition are traditionally expected to be masterpieces shown to best effect in the space allotted to them according to best exhibition practice. Presented as figures, historical markers of an era, of a period (milestones in art), in addition to the label and to the work itself it is possible to present ancillary documentation such as preparatory sketches, outlines, or photographs shedding light on various aspects of the author. The effect of these complementary items can, however, have the effect of distracting from the initial encounter between a work of imagination and its reader. Presenting graphic design, compiling it or pinning it down has always been a challenge because of context. This displacement of the place and time of the object’s initial appearance could, by its very nature, be considered both a transgression and a betrayal. But this change of place allows us to linger, outside the traditional exhibition space, on other previously obscured qualities of the work, now freed from its role as an injunction or conveyor of knowledge to the public.
Helmo’s Stratigraphie project occupies a unique place in the process of displaying graphic design, of presenting creative work outside its initial area of distribution. A new situation is created, a reconstruction, the rearrangement of an object with a view not only to transforming the work but also the place receiving it. The receiving place should be understood to be somewhere where the object is exhibited that is different in both time and in space from the original exhibition place. What is left of a poster once the event it announces has passed? Aimed at a particular target, what remains of this assortment of elements forming an image?
These are the questions that Stratigraphie was formed to explore, initially in 2021 at the invitation of My Monkey in Nancy. Its investigations focus on the difficulty of showing significant objects in the ‘white cube’ of an exhibition space with its physical constraints, removed from the initial context of their appearance and function. Thomas Couderc and Clément Vauchez refer to this initial invitation from Nancy as being their first experiment in revisiting a selection of large-format commissioned posters. For it is important to understand that Stratigraphie is just one project from one section of the Studio’s output. Helmo does not confine itself to designing posters, whereas Stratigraphie devotes itself solely to the reorganization of their production in what is called the Decaux format: 118.5 x 175 cm.
For Helmo, revisiting means retracing their steps, going forward, changing their mind, reorganizing ink blades and patterns, making the strata accumulated over time collide with one another. Following on from the slashed works of the New Realists or the sanded-down walls of Pierre Huygues’ Time Keepers, Helmo brings together the remnants of previously used objects, forming them into new entities.
This reorganization of ‘stencils’ evolved in time with colours and forms takes place in a kind of ballet choreographed in the Lézard Graphique screen printing studios and closely overseen by Jean-Yves Grandidier. The ink layers pile up, squash against one another. As they heap up, the previous layer will or will not appear, depending on its chemical properties.
To pile up means ‘to accumulate’, and so ‘to amass’. Over the last ten years, the hundreds of images produced represent a valuable resource for those experimenting in the area of additive overlays.
With the Stratigraphie programme, Helmo proceeds by overlaying an original poster, or more precisely a poster lacking life and meaning. What it lacks, as the attentive reader will have realized, is, on the one hand, its role of informing or commanding and, on the other, much of its power to entice. Although it now loses its ability to order and communicate, the new image is not a slip sheet, and is anything but voiceless. A new rhythm is set up through reduplication as the images are linked together on a single plane or in succession.
Avoiding the traditional path of a contextual setting, Stratigraphie’s aim is to do away with the labels and explanations of a gallery exhibition. The viewer too can now be said to be “revisiting”. Forests, landscapes, porticos allow the deployment of Helmo’s rhythmical and experimental reduplications.
Stratigraphie is to leaf through time, past, present and future. In this way, Stratigraphie is part of a collision of fragments of time. While these fragments may once have consisted of trajectories defined by a set of constraints, now they offer new arrangements and improvisations, or as in music, allow new systems of harmonic combination.